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12 avril, à la suite des attentats de Casablanca et d'Alger, les
salariés français d'Areva Transmission & Distribution, basés à
Levallois-Perret (Hauts-de-Seine), ont reçu une note portant sur la
sécurité au Maroc et en Algérie. Ou, plus exactement, un "security
warning regarding Algeria and Morocco". Sans traduction française.
"C'est une habitude dans notre société, souligne Maryvonne Jaffré,
déléguée syndicale CFTC. Notre Intranet est en anglais et notre PDG
nous envoie régulièrement des messages dans cette langue. Beaucoup de
salariés qui la comprennent mal en souffrent."
La loi Toubon (1994) oblige à utiliser le français dans les entreprises Comme
nombre de syndicalistes, Maryvonne Jaffré a l'œil rivé sur la date du
27 avril. Ce jour-là, le tribunal de grande instance (TGI) de Nanterre
devrait rendre son jugement dans l'affaire opposant la CFTC d'Europ
Assistance à la direction de l'entreprise. Objet de la discorde: la
mise en place, à l'été 2006, d'un logiciel de consolidation comptable
américain, accompagné d'un guide d'utilisation non traduit et d'une
base de données commerciales elle aussi en anglais. "Nous demandons le
respect du Code du travail, qui stipule, depuis l'adoption de la loi
Toubon, en 1994, que l'employeur doit rédiger en français "tout
document comportant des obligations pour le salarié ou des dispositions
dont la connaissance lui est nécessaire pour l'exécution de son
travail”, indique Philippe Lapille, avocat de la CFTC. Un enjeu de
société qui dépasse largement les frontières de l'entreprise, plaident
les défenseurs du français. Le linguiste Claude Hagège y voit un
"combat pour la diversité face au redoutable défi de l'uniformité
qu'incarne l'anglais".
Le bilinguisme est encore loin
Même si 90% des élèves français choisissent
l'anglais comme première langue à l'entrée en classe de sixième,
l'heure n'est pas encore au bilinguisme: 40% des Français affirment
parler anglais, avec plus ou moins d'aisance. Un taux qui atteint 52%
en Allemagne et 80% aux Pays-Bas.
Sur le front des affaires, la bataille est mal
engagée. "Dans les entreprises les plus internationalisées, comme dans
celles dont le marché est mondial, l'anglais domine", observe
Jean-Louis Muller, l'un des dirigeants de la société de conseil et de
formation Cegos. Selon une enquête menée en 2003 par l'Observatoire de
la formation, de l'emploi et des métiers, 7% des sociétés françaises
exportatrices travaillent dans la langue de Shakespeare, 77% dans celle
de Molière et 9% dans les deux. On flirte parfois avec l'ubuesque.
"J'ai participé récemment à un séminaire de formation réunissant, à
Paris, une dizaine de cadres français d'Alstom, le champion hexagonal
de l'énergie et des transports, raconte un consultant. Ils se sont
parlé anglais… jusque dans l'ascenseur et à la cafétéria!"
Au sein de certaines entreprises, le tout-anglais
donne de l'urticaire à beaucoup. "La résistance s'organise, affirme
Thierry Priestley, président de l'association le Droit de comprendre,
créée en 1994 pour surveiller l'application de la loi Toubon. Nous
recevons de plus en plus d'appels de salariés et de responsables
syndicaux en quête d'informations et de conseils." Ils se plaignent de
stress. Redoutent les ambiguïtés et les erreurs liées à une mauvaise
compréhension. Craignent la discrimination par l'anglais.
Le premier coup de semonce a été tiré par le TGI de
Versailles, en janvier 2005, qui a donné gain de cause aux
représentants syndicaux CGT et CFDT de GE Medical Systems: les juges
ont condamné le fabricant d'appareils d'imagerie médicale à traduire en
français documents internes, logiciels et notes techniques. Après la
confirmation en appel de cette décision, la direction s'est pourvue en
cassation. "Si les syndicats s'engouffrent dans la brèche, cela
pourrait coûter très cher aux entreprises", prédit la juriste Marie
Hautefort, directrice des Editions sociales Lamy.
Parlez-vous globish
Peu à peu, l'anglais cède le pas au globish,
contraction des mots global et English. Cet «anglais pour les nuls»,
version superallégée de la langue de Shakespeare - 1 500 mots, des
phrases courtes, une grammaire simplifiée - n'a qu'un objectif:
permettre à chacun de communiquer dans le monde entier, quelle que soit
la nationalité de son interlocuteur. Jean-Paul Nerrière, ancien
vice-président d'IBM Etats-Unis et chaud partisan de ce nouvel
espéranto du monde des affaires, lui a consacré un livre: Don't speak English, parlez globish (Eyrolles).
Justement: la deuxième alerte a été sonnée, à la fin
de 2006, par plusieurs syndicats et associations de défense du
français, alliés au sein d'un "Collectif pour le droit de travailler en
langue française… en France!". "Deux événements nous y ont incités,
explique Jean-Loup Cuisiniez, chargé de la francophonie à la CFTC.
D'abord le cas Europ Assistance. Ensuite celui de l'hôpital d'Epinal,
où des centaines de patients ont été victimes de surirradiation lors
d'un traitement de radiothérapie." Parmi les multiples causes de
l'accident survenu dans les Vosges, le rapport publié en février
dernier par l'Inspection générale des affaires sociales évoque
l'absence de guide d'utilisation en français du nouveau logiciel de
dosimétrie.
Les entreprises ont-elles senti le vent tourner? Il y
a quelques semaines, le constructeur informatique HP a renoncé à
délocaliser en Inde son service interne d'assistance téléphonique. Les
salariés pourront à nouveau régler leurs problèmes informatiques en
français. De son côté, le groupe aéronautique EADS vient de promettre
de se pencher sur ses pratiques linguistiques - il n'existe pas de
version française, notamment, des sites Internet d'Airbus et
d'Eurocopter. Ailleurs, les syndicalistes ont l'arme au pied. Chez
Cargill France, par exemple, filiale du groupe agroalimentaire
américain, où les représentants du personnel contestent l'absence de
traduction française des documents de travail et des logiciels. "Le
sujet figure à l'ordre du jour de notre conseil central d'entreprise du
25 avril, précisait Daniel Allibert, son secrétaire (CFDT). La suite
dépendra de l'attitude de la direction." Le dossier est entre les mains
d'un avocat. A tout hasard.
Faut-il durcir la loi?
"Je monterai à nouveau au créneau." Le sénateur Philippe Marini (UMP)
est tenace. Pas question pour lui de laisser dormir dans un tiroir sa
proposition de loi destinée à renforcer la loi Toubon (1994) sur
l'usage du français. Cette proposition, adoptée à l'unanimité par le
Sénat en 2005, comporte des dispositions visant les entreprises:
l'obligation faite au patron de soumettre au personnel un rapport sur
l'utilisation de la langue française dans la société; la rédaction en
français de l'ordre du jour du comité d'entreprise, ainsi que du
procès- verbal consignant les délibérations. Selon Philippe Marini, "il
est important de maîtriser l'anglais, mais l'entreprise doit être fière
de sa culture et de sa langue d'origine".
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