Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Gauche ouvrière et chrétienne
5 février 2008

«Ce n'est pas la morale qui est en crise, mais bien la politique»

André Comte-Sponville : «Ce n'est pas la morale qui est en crise, mais bien la politique» 


05/02/2008 |

Après la polémique provoquée par les prises de position de Nicolas Sarkozy, le philosophe André Comte-Sponville nous fait aprtager sa vision de la laïcité et de la «politique de civilisation».

LE FIGARO. Que vous inspire la «politique de civilisation» évoquée par Nicolas Sarkozy ? Cette ambition répond-elle selon vous à un vrai problème français ?
André COMTE-SPONVILLE. Cette ambition correspond certes à un problème réel, mais je ne suis pas sûr qu'elle apporte la bonne réponse, ni qu'elle relève véritablement de la politique. La civilisation, par définition, nous est commune. Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, par exemple, appartiennent à la même civilisation. Comme, d'évidence, ils ne représentent pas la même politique, cela confirme l'existence entre civilisation et politique d'un hiatus fondamental. La civilisation est ce dans quoi nous pouvons communier, alors que la politique est au contraire ce qui nous oppose. La démocratie, ce n'est pas l'absence de conflit ; c'est la gestion pacifique des conflits et des rapports de forces. L'idée d'une «politique de civilisation» me laisse donc perplexe. Dire, avec Edgar Morin, que l'économie doit être au service de l'homme et non pas l'inverse relève moins de la philosophie que des bons sentiments, et moins de la politique que de la morale. On n'a pas envie d'être contre, mais on ne voit pas bien sur quelle politique cela débouche. Ce qui m'inquiète chez Nicolas Sarkozy, c'est qu'il donne le sentiment que, constatant qu'il a du mal à transformer la société et partant à réaliser son programme , il part dans de grandes considérations générales qui ne résolvent aucun problème. Cela commence à ressembler à du Chirac, non ? Je préférerais de beaucoup que Sarkozy engage les réformes qu'il est censé faire plutôt que de lancer des débats généraux coupés de toute politique réelle.

Lors de son récent discoursdu Latran prononcé en présence de Benoît XVI, Nicolas Sarkozy a dit son attachement à la religion, ce qui a donné lieu à une polémique sur son respectde la laïcité. Qu'en pensez-vous ?
Pour exagérée qu'elle me paraisse, cette polémique m'inspire deux réflexions. D'une part, il ne faut pas sous-estimer le poids de la tradition : pour toutes sortes de raisons historiques et politiques, la droite française est moins laïque que la gauche, ce que reflète d'ailleurs la sociologie électorale les catholiques pratiquants votant majoritairement à droite. Il n'est pas étonnant, de ce point de vue, que Nicolas Sarkozy soit moins laïque que Ségolène Royal ou Lionel Jospin. Gardons-nous d'en déduire que Nicolas Sarkozy ne le soit pas ! Les Français ont tendance à tout juger du seul point de vue national. J'ai entendu cent fois dire que les États-Unis ne seraient pas un pays laïque, parce que le président jure en prêtant serment sur la Bible et que les dollars s'ornent de la devise «In God we trust». C'est une sottise. Pour être vraiment laïc, faut-il renoncer à son histoire et faire table rase des siècles passés ? Bien sûr que non ! Autant dire que l'Angleterre n'est pas un pays démocratique parce qu'une reine y trône… Il faut distinguer ce qui relève du symbolique, de l'histoire, et donc de la civilisation, de ce qui relève stricto sensu de la politique.

Alors, ça veut dire quoi, laïque ?
Un État est laïque quand il est indépendant de toute Église et quand il garantit la liberté de croyance et d'incroyance. C'est naturellement le cas chez nous, mais aussi dans toutes les démocraties occidentales. Ne confondons pas la laïcité de l'État avec celle des individus, fussent-ils hommes d'État. C'est justement parce que la France est un État laïque que le président a le droit de croire en Dieu et de le dire. Pourquoi diable faudrait-il le lui reprocher ? Ne confondons pas la laïcité des institutions avec une prétendue et impossible laïcité des individus. Voilà quelque temps, l'affaire du port du voile à l'école reposait sur cet argument : il ne faut pas porter de signe religieux ostentatoire à l'école parce que c'est un lieu laïque. Que l'école soit laïque est une excellente chose ; mais peut-on exiger que les enfants le soient ? N'ont-ils pas, par définition, le droit de croire en Dieu ou d'être athée ? J'ai horreur du voile islamique : j'y vois un symbole d'oppression féminine. Tant mieux si la loi aide à le combattre. Mais cela relève-t-il de la laïcité ? C'est l'école qui est gratuite, laïque et obligatoire, pas les enfants.

Opposer religion à laïcité, est-ce le bon débat ?
Le vrai péril qui menace notre civilisation, c'est bien plus le nihilisme que le manquement au laïcisme. Le vrai risque, c'est que l'on confonde, une fois encore, la laïcité de l'État avec le refus de la société de s'engager sur des questions un peu fortes. Nos ennemis principaux sont d'un côté le fanatisme (c'est-à-dire un excès de foi), qui menace surtout à l'extérieur ; et de l'autre le nihilisme, qui est plutôt un défaut de fidélité et menace davantage à l'intérieur. Nihil , en latin, cela veut dire «rien». Les nihilistes, ce sont ceux qui ne croient en rien, qui ne respectent rien, qui n'ont ni règles, ni principes, ni valeurs, ni idéaux. Et il est très important, y compris pour les laïques, de se battre sur ces deux fronts-là. C'est un combat politique, intellectuel et artistique, mais pas essentiellement politique. Je suis athée et j'ai voté pour Ségolène Royal. Cela ne m'empêche pas de reconnaître à Nicolas Sarkozy le droit de croire en Dieu, ni de l'approuver quand il lutte contre ce nihilisme contemporain qui mine nos so­ciétés. Il le fait du point de vue de la religion ? C'est son droit. Aux athées de montrer qu'ils sont capables, eux aussi, de combattre le nihilisme !

À propos de nihilisme, on entend souvent que la jeunessea perdu repères et valeurs ?C'est un cliché ou une réalité ?
C'est une génération très hétérogène, beaucoup plus qu'à l'époque de ma propre jeunesse. Aujourd'hui, un abîme culturel, économique, linguistique sépare un jeune de banlieue un peu déphasé et un jeune «bobo» de Paris ou de Lyon, et ce beaucoup plus qu'il y a trente ou quarante ans. Je ne crois pas que ces jeunes, pour la grande majorité d'entre eux, aient perdu tout repère. La distinction entre le bien et le mal est toujours aussi bien établie, et peut-être même mieux encore qu'il n'y a cinquante ou cent ans.

Mais la jeunesse peut-ellefaire entendre sa voix ?
Là où le bât blesse, c'est que notre jeunesse semble avoir quelque mal à trouver un débouché politique à ces convictions morales. La politique est frappée d'un discrédit très dommageable auprès de cette génération. Les soixante-huitards, dont j'étais, pensaient volontiers que tout reposait sur la politique, qu'elle suffisait à tout et tenait lieu de morale. Beaucoup de jeunes aujourd'hui ont tendance à penser au contraire que la morale ou les droits de l'homme suffisent à tout et pourraient tenir lieu de politique. Nous sommes passés d'une erreur à une autre ! La jeunesse, aujourd'hui, est menacée surtout par l'angélisme, cet afflux de bons sentiments qui n'ont pas prise sur la réalité. C'est la lucidité, bien plus que les valeurs, qui fait défaut à notre époque. Ce n'est pas la morale qui est en crise, mais bien la politique.

   

Publicité
Commentaires
Publicité