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Colombie : au dessous du volcan
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montagnes de Colombie, où il vit dans la clandestinité depuis un
demi-siècle, Manuel Marulanda Velez rêve-t-il de Bogota, lui qui, à 76
ans, n'a jamais mis les pieds dans la capitale de son propre pays? La
dernière fois que le guérillero s'est rendu dans une ville, c'était il
y a plus de trente ans, à Neiva, une préfecture de 300 000 âmes.
Toute sa vie, le chef des Forces armées
révolutionnaires de Colombie (Farc) - qui tient à sa merci la
Franco-Colombienne Ingrid Betancourt et sa collaboratrice Clara Rojas,
depuis le 23 février 2002, ainsi que près de 2 000 autres otages - a
vécu loin des centres urbains, caché dans des villages déshérités et
des hameaux coupés du monde. Au cœur de cette Colombie rurale, où les
paysans se lèvent au chant du coq, voyagent à dos de mule et traitent
leurs enfants en adultes avant que ceux-ci atteignent l'âge de 10 ans.
C'est là, au début des années 1950, que Pedro Antonio
Marin (son vrai nom), alias «Tirofijo» («Tir précis», son premier
surnom), fonde une milice paysanne d'autodéfense comme le pays en
compte tant. C'est l'époque de la Violencia (1948-1953), cette guerre
civile d'une sauvagerie inouïe durant laquelle la police, inféodée au
Parti conservateur, persécute les paysans soupçonnés d'accointances
avec le Parti libéral. La Colombie sombre dans l'anarchie. Le bilan est
sanglant: 300 000 morts. Certaines milices d'autodéfense se livrent au bandolerismo
(le banditisme). Pas celle de Tirofijo. Influencé par le
marxisme-léninisme du Parti communiste colombien et par la révolution
cubaine, le jeune agriculteur crée, avec une cinquantaine d'autres
paysans et leurs familles, les Forces armées révolutionnaires de
Colombie (Farc). Nous sommes en 1964.
Initialement, les Farc se développent lentement et se financent grâce à un «impôt révolutionnaire», la vacuna
(«vaccin»), prélevé sur les éleveurs de bétail. En 1980, la guérilla
marxiste compte 3 500 combattants déployés sur neuf fronts. Avec le
boom de la cocaïne dû aux narcotrafiquants, qui s'implantent dans les
territoires contrôlés par la guérilla, s'ouvrent de nouvelles
perspectives. Les Farc lèvent un nouvel impôt, le gramaje
(«grammage»), calculé sur la production de poudre blanche. Dans les
années 1990, la guérilla s'implique directement dans le trafic.
Celui-ci constitue aujourd'hui sa première source de financement, avant
les enlèvements contre rançon et tous les «impôts révolutionnaires».
Fortes d'un budget quotidien estimé à 1 million de dollars, les Farc
mobilisent, sur 60 fronts différents, une armée de 15 000 hommes… dont
90% sont originaires du monde rural.
«Par leur extraction paysanne, les Farc s'apparentent
à l'armée de Pancho Villa sous la révolution mexicaine, mais en
beaucoup mieux structurée, remarque l'analyste Alfredo Rangel, expert
en histoire des guérillas, dont les ouvrages constituent, disent des
témoins, la littérature de chevet de Manuel Marulanda. Cette origine
rurale est l'une des singularités des Farc. Presque partout ailleurs,
les mouvements révolutionnaires latino-américains furent dirigés par
des leaders charismatiques, issus de la classe moyenne urbaine: voyez
Che Guevara et Fidel Castro à Cuba, les Montoneros en Argentine ou le
sous-commandant Marcos au Mexique.»
Ce n'est pas un hasard si Manuel Marulanda, pourtant
auréolé du mythe de «plus vieux guérillero du monde», n'a jamais séduit
les intellectuels latinos et encore moins la gauche européenne. Sans
béret ni cigare, mais droit dans ses bottes en caoutchouc et
éternellement «vêtu» d'une serviette éponge jetée sur l'épaule, le
«camarade Marulanda» ne possède pas, il est vrai, la panoplie parfaite
du petit guérillero romantique. Même les Colombiens hésitent à
considérer comme l'un des leurs ce hors-la-loi taiseux sur lequel
pèsent 113 chefs d'inculpation - pour homicides, extorsion, kidnapping,
assassinat, attentat à la bombe et on en passe. Il ne partage avec eux
aucun des centres d'intérêt si présents dans la culture populaire
colombienne: religion, musique, humour, sport, goût du folklore.
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2 000 otages aux mains de la guérilla
Ingrid Betancourt appartient à ce que les Farc
nomment «le groupe des 58 prisonniers politiques». Celui-ci inclut sa
collaboratrice Clara Rojas, 3 coopérants militaires américains, 12 élus
locaux de la région de Medellin, 5 parlementaires nationaux et plus de
30 soldats et policiers, dont certains ont été capturés il y a près de
dix ans. En outre, 1 900 autres otages «économiques» (libérables contre
rançon) sont aux mains des Farc. En dix ans, la guérilla a kidnappé 302
enfants.
Parmi la troupe des Farc, en revanche, le madré
Marulanda suscite respect et admiration. Sa trajectoire et sa modestie
sont légendaires. Sa «malice indigène», aussi - ce trait de caractère
si typiquement andin, qui consiste à jouer le naïf pour mieux tromper
l'autre. Car derrière son air bonasse se cache un redoutable animal
politique, donné 17 fois pour mort par les services de renseignement -
la dernière fois, en 2006 - et toujours ressuscité. A l'instar de Fidel
Castro, qui a survécu à dix chefs d'Etat américains, Marulanda a défié
une dizaine de présidents colombiens, qui, tous, sans exception,
s'étaient juré de le capturer. Quoique impopulaire - seuls 3% de ses
compatriotes ont une image positive des Farc - le vieux guérillero est
devenu un personnage incontournable de la scène politique.
Les déserteurs sont systématiquement fusillés
Longtemps sous-estimé - peut-être parce que, comme le
dit un commandant des Farc, «les gens ont du mal à imaginer qu'un
paysan puisse être un idéologue» - Manuel Marulanda a pourtant tiré de
sa longue expérience une doctrine. Elle tient en peu de mots: la fin
justifie les moyens. «Si Marulanda s'aperçoit que kidnapper des
étrangers ou pactiser avec les trafiquants de drogue est politiquement
ou militairement rentable, analyse Alfredo Rangel, alors, aucun
problème: ce pragmatique absolu n'a aucun état d'âme.»
C'est peu dire que Manuel Marulanda a mis au point une
machine de guerre impitoyable. «Du point de vue de l'efficacité
militaire, poursuit Rangel, les Farc se comparent seulement à la
guérilla salvadorienne du Front Farabundo Marti de libération nationale
(FMLN), qui, dans l'Amérique centrale en feu, tenait tête à Ronald
Reagan sans vaciller.» A partir du milieu des années 1990, l'armée
rebelle passe à la guerre de position. Les Farc démontrent qu'elles
sont capables de concentrer jusqu'à 1 200 hommes afin de s'emparer
d'une position ennemie! |
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La vie privée est, elle aussi, strictement réglementée. Les
relations sexuelles entre guérilleros sont soumises à l'approbation de
la hiérarchie et doivent donner lieu à une visite médicale préalable
auprès de l'infirmière qui se trouve dans chaque unité de 26
combattants. Pour les femmes - près de 40% de l'effectif des Farc -
flirter avec des civils est strictement illégal, tout comme le fait de
tomber enceinte. «J'allais avoir 15 ans lorsque je me suis
volontairement engagée dans la guérilla, raconte Johanna, aujourd'hui
âgée de 26 ans. Très vite, j'attendais un enfant. Ils m'ont dit que je
devais interrompre ma grossesse. J'ai d'abord refusé, mais ils m'ont
dit qu'ils seraient alors obligés de me fusiller. Finalement, j'ai
absorbé les pilules abortives fournies par leurs soins et j'ai passé
dix années chez les Farc, en tant qu'infirmière. L'année dernière, j'ai
pris la décision de déserter. Peu après mon départ, ils ont assassiné,
en punition, mon père et ma sœur.» Quant aux déserteurs rattrapés avant
d'avoir atteint la ville, ils sont systématiquement fusillés au peloton
d'exécution… après avoir reçu l'ordre de creuse leur propre tombe.
Au sein des Farc, être «démoralisé» est un danger
tout aussi mortel. «Afin de limiter le risque que les éléments
démotivés passent à l'ennemi, les guérilleros jugés peu fiables sont
envoyés en première ligne afin de remplir des missions impossibles qui
s'apparentent à des opérations suicides», témoigne un autre déserteur,
sans savoir que, à l'autre bout du monde, cette technique de purge
était également mise en pratique par les Khmers rouges, au Cambodge.
Cinq fois moins d'attaques de la guérilla
Par leur organisation éminemment bureaucratique, les
Farc puisent également dans la tradition soviétique. Instance suprême
de la guérilla, le «secrétariat» fiche ainsi systématiquement les
combattants dans une base de données. L'Express a pu consulter le
disque dur de l'ordinateur portable saisi par l'armée sur le chef du
58e Front de guérilla. Il contient les «fiches de vie» de ses 195
soldats. Outre l'état civil, y figurent la date de recrutement, le nom
de l'agent recruteur, des données familiales, les faits d'armes, les
blessures. La rubrique «comportement» récapitule l'historique des
fautes commises, ainsi que les sanctions afférentes par le conseil de
discipline ad hoc. Enfin, le degré de motivation du combattant est
soigneusement consigné. Au moment de sa saisie au combat, le disque dur
du 58e Front des Farc fournissait les indications statistiques
suivantes: 19 déserteurs, 31 femmes, 29 morts au combat, 3 fusillés, 15
«desmoralizados».
A l'apogée de sa puissance, voilà cinq ans, l'armée
des Farc se trouve aujourd'hui, et depuis l'avènement, en 2002, du
président de droite, Alvaro Uribe, sur la défensive. En augmentant
l'effectif de l'armée régulière et celui de la police militaire,
passés, au total, de 200 000 à 300 000 hommes, le chef de l'Etat a
enclenché une stratégie de riposte militaire contre la guérilla, dont
la présence menaçante se faisait sentir jusqu'aux abords de la
capitale. Parallèlement, un programme de démobilisation des forces
paramilitaires tente, pour la première fois depuis vingt ans, de
limiter la prolifération de ces supplétifs de l'armée régulière qui
agissaient en dehors de tout cadre légal et massacraient allègrement
des civils, sans être inquiétés.
La situation s'est améliorée. Dans ce pays imprégné
par la «culture de la violence», le taux d'homicides est à son niveau
le plus bas depuis vingt-cinq ans. Le nombre d'enlèvements est passé de
2 800 par an (en 2002) à 687. Les attaques de la guérilla contre des
civils sont cinq fois moins nombreuses qu'il y a cinq ans. Les
violations des droits de l'homme commises par la force publique sont en
diminution. Les principaux axes routiers, sur lesquels la guérilla
procédait à des opérations de kidnapping - les pescas milagrosas
(«pêches miraculeuses») - ont été sécurisés. Alvaro Uribe, 44 ans, a
triomphalement été réélu, en mai 2006. Anticipant le succès de celui
qu'il nomme «le fasciste agenouillé devant les gringos», le
porte-parole des Farc, Raul Reyes, avait prévenu: «Aussi longtemps
qu'Uribe sera au pouvoir, il n'y aura pas d'accord d'échange
humanitaire.»
Pour Ingrid Betancourt et ses codétenus, cette
déclaration équivaut à une rallonge de peine d'au moins trois années
dans la moiteur de la chaleur tropicale.
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Sur le terrain, la combativité, le professionnalisme
et la résistance des guérilleros font merveille. Ancien garde du corps
du redoutable chef de guerre «Romaña», le franc-tireur «Coco», 32 ans,
en sait quelque chose, lui qui a combattu des centaines de fois au sein
d'une unité d'élite rebelle avant de perdre un poumon et de déserter,
après onze ans de bons et loyaux services. «A une époque, on allait au
feu tous les trois jours, se souvient ce jeune homme blagueur, dont le
regard fiévreux est encore habité par la mort. Il nous est arrivé de
marcher six mois de suite à travers les Andes pour préparer une
offensive. Chez les Farc, être fatigué, se plaindre ou contester un
ordre est strictement prohibé.»
Ce n'est pas, loin de là, la seule interdiction en
vigueur dans cette organisation de type stalinien, où règne une
discipline de fer. Mal nettoyer son fusil, s'endormir pendant la garde,
dénigrer un camarade, critiquer un supérieur, ne pas exécuter une
mission, voler du sucre, boire de l'alcool, fumer en cachette, ne pas
prendre la parole lors des discussions politiques ou encore s'attarder
volontairement dans la rivière à l'heure de la toilette sont
quelques-unes des innombrables fautes passibles du conseil de
discipline. Présidé par le chef d'unité, celui-ci possède toute
latitude pour prononcer des punitions sévères: faire 10, 50 ou 100
corvées de bois, creuser 15 mètres de tranchées, creuser 5 trous de 80
centimètres sur 80, semer 1 hectare de manioc, ramasser 20 kilos de
maïs, rendre leur brillant à cinq marmites, porter le fusil-mitrailleur
pendant quinze jours ou encore faire son autocritique en public.
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