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Gauche ouvrière et chrétienne
26 décembre 2007

Los Angeles, «far ouest»français

Au cours du XIXe siècle, la ville s’est bâtie en partie grâce à l’activité des émigrés béarnais, basques, savoyards, alsaciens…

PHILIPPE GARNIER

QUOTIDIEN : mercredi 26 décembre 2007

Trente ans durant, à partir de 1868, le service des eaux de Los Angeles fut en partie aux mains d’un Français, Solomon Lazard. Lointainement lié à la fameuse banque d’affaires Lazard Frères, il avait racheté le réseau vétuste à un autre Français, Jean-Louis Sainsevain, un neveu du premier véritable pionnier français, Jean-Louis Vignes. Ce dernier, vigneron de Bordeaux, était arrivé, via Valparaiso et Hawaï, dans le pueblo de Los Angeles en 1831, lorsque la bourgade assoupie comptait à peine 700 âmes. Vignes a planté son vignoble sur 42 hectares qui deviendront le centre-ville trente ans plus tard. Une rue porte encore son nom, derrière la gare, pratique pour rejoindre Sunset Boulevard quand l’autoroute 10 est encombrée. Une autre porte celui de sa demeure, «Aliso», d’après le sycomore monumental qui en faisait l’attrait.

Les premiers Français de Los Angeles n’ont jamais constitué plus de 2 % de la population, mais ils étaient autrement visibles et remuants que les réfugiés fiscaux d’aujourd’hui. Il y a eu plusieurs conseillers municipaux, et même un maire, le pas commode ex-loup de mer Joseph Mascarel, qui joua les Wyatt Earp en voulant interdire le port d’armes dans tout le patelin. Ce qui explique peut-être la petite annonce passée par une faction adverse à la fin de son mandat : «Wanted (avant le 23 avril 1866) : un candidat maire qui sache lire et parler l’anglais. Signé : Many citizens».

Barbier lyncheur

Ce ne sont que quelques-unes des drôles d’histoires racontées par l’exposition «Pionniers and entrepreneurs», qui se tient jusqu’au 14 janvier dans une vaste salle de la Pico House. Cet immeuble historique du quartier du Pueblo a longtemps été le National Hotel, où se tenait le traditionnel banquet du 14 Juillet à cause des proprios français. L’exposition, nourrie par les travaux de l’historienne Hélène Demeester sur l’immigration française, doit beaucoup à la ténacité d’une employée du consulat, Mercedes Mira, et au soutien du financier Lionel Sauvage, fondateur de la Flax (France Los Angeles Exchange), une association à but non lucratif destinée à promouvoir les échanges culturels entre Los Angeles et la France.

Qui étaient ces pionniers ? Entre les bergers basques rappliqués vers 1868 quand le coton du Sud commence à faire défaut à cause du blocus de la guerre de Sécession et le lynchage de l’assassin français Michel Lachenais (trois meurtres en dix ans) par une meute de «vigilantes» menée par un autre Français, l’ancien barbier devenu opérateur immobilier Félix Signoret, on trouve aussi une communauté qui prospère. Le portail du corral auquel on a pendu Lachenais était sans doute la seule structure assez solide pour servir de potence, et les photos de l’événement prises par Jacob Bell se sont longtemps vendues un dollar pièce - s’il était besoin de rappeler le côté Far West de Los Angeles en 1870. Le barbier lyncheur était par ailleurs conseiller municipal, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir recours à ces procédés expéditifs, ni d’être réélu.

Il y a eu trois vagues d’immigration française : les aventuriers comme Vignes, arrivés à l’époque où la Californie était encore sous tutelle mexicaine, ou à cause de la ruée vers l’or de 1849. Ensuite, les marchands éduqués, qui vont devenir boutiquiers, médecins, peintres, restaurateurs ou banquiers. Et plus tard les gueux venus de provinces pauvres comme les Hautes-Alpes, qui gravitaient autour des hôtels établis dans le quartier français, des rues comme Aliso, Ducommun ou Lyons, aujourd’hui démolies ou réduites à des bretelles d’autoroute, mais qu’on peut entrevoir encore dans certains films de Buster Keaton, comme The Goat. Chaque province avait son hôtel (Strasbourg Hotel, l’Hôtel Café des Alpes, l’Hôtel de Gap, etc.), qui servait aussi de boîte postale et de bureau d’emploi aux nouveaux arrivants . Les Béarnais se retrouvaient à l’Hôtel Henri IV, ceux des Pyrénées à l’Hôtel des Pyrénées. Parfois, ces bergers basques ou savoyards investissaient leurs économies dans des meublés servant à d’autres fonctions, tout aussi vitales que la restauration. Sur une carte de 1909 dressée par la compagnie d’assurance incendie Sanborn, certains immeubles d’Aliso ou de Ducommun sont marqués fb (pour female boarding, pensionnaires féminines, un euphémisme victorien pour boxon ou hôtel de passe). L’Hôtel de Paris est identifié comme tel. On comptait beaucoup de tenanciers de saloon (dont le fameux Blondeau Station, qui deviendra le premier studio d’Hollywood), de marchands de vins et autres restaurateurs (comme Philippe’s, la cafétéria près de la grande poste, ou la boulangerie des frères Taix, qui deviendra un restaurant basque encore ouvert aujourd’hui).

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Mais la communauté française avait aussi ses piliers d’industrie et dames de charité dont l’activité se revendiquait des valeurs républicaines et de justice sociale. Ainsi la French Benevolent Society, établie en 1860, crée-t-elle un hôpital sur College Street au nord de la ville dans ce qui est aujourd’hui Chinatown. Pour un dollar par mois, les assurés bénéficient de soins gratuits. «Bienfaisance Mutuelle» : la Sécu avant la lettre. En plus de diriger la compagnie des eaux - il perdra son contrat en 1898, quand les Anglo-Saxons du department of Water and Power prennent la ville au collet (comme le raconte le film Chinatown), emprise qui dure encore aujourd’hui - Solomon Lazard possède un magasin sur Main Street. Son neveu Eugene Meyer, autre juif alsacien, le rachètera pour en faire le grand magasin de mode City of Paris, sur Spring Street. L’établissement fait aussi office de consulat français. Meyer, comme son successeur Leon Lœb, serviront d’agents consulaires durant des décennies - ce qui n’empêche pas le Progrès, un des trois journaux français locaux, de le traiter régulièrement de «traître», d’«Allemand», ou de «circoncis». Le journal ne paraîtra que deux ans, durant l’affaire Dreyfus. Des trois feuilles de chou, l’Union nouvelle sera nettement la plus durable, paraissant de 1879 à 1966.

On peut se faire une idée de la communauté au tournant du siècle rien qu’en lisant les publicités. Fusenot, sur South Broadway, vend des manteaux. A.B.Blanchard les ravaude, et répare les chaussures. James Larquier offre ses services d’écrivain public, avant de devenir le gendre de l’ex-maire Joseph Mascarel. Les Espagnols appellent encore Don Jose ce «doyen capitaliste», cofondateur de la Farmers and Merchants Bank, deuxième banque locale, qui fusionnera avec une autre pour devenir la Bank of America. P. Pouillotte, maréchal-ferrant, vend aussi du charbon. Le Dr Cave est chirurgien-dentiste. Une Mme Puissègue, des Pyrénées, tient, rue Howard, un établissement de bains d’eaux minérales sulfureuses, puisées dans la nappe phréatique aujourd’hui encore exploitée dans Koreatown.

Boulangeries

Si les archives consulaires ont été détruites en 1906 lors du tremblement de terre et de l’incendie de San Francisco, il reste une collection partielle de ces journaux. Mais, reflétant ainsi la nature atomisée de l’agglomération et de ses ethnies, Los Angeles n’a pas de musée historique, seulement des musées ethniques et locaux. Inaccessibles, ces journaux français moisissent et tombent en poussière au musée d’Histoire naturelle. Le 14 décembre 1895, on lit dans le Progrès que la canicule de Noël va encore durer quelques jours ; que M. Flew a reçu une importante livraison d’eau minérale de la source Parot en provenance de Saint- Romain-le-Puy, dans la Loire ; que le confiseur L.J. Christophe a été arrêté pour voies de fait sur ses employés ; que «Bobby le nègre» a été condamné aux travaux forcés à perpétuité, pour avoir causé la mort de deux hommes par une bouteille de vin empoisonnée qu’il destinait à un de ses «camarades nègres». Nigger Alley, entre ce qui est aujourd’hui la Plaza et la gare de Union Station, fut le site de massacres de Chinois qui défrayèrent la chronique jusque sur la côte est. Juste en face subsiste encore une partie du magnifique immeuble en briques construit par un des frères Garnier, Philippe, le seul resté en Californie après avoir fait fortune, d’abord grâce aux moutons, puis à la culture de blé et de seigle, destinés aux boulangeries basques et françaises. La maison de maître de son ranch, toujours debout, est devenue le musée historique de la ville d’Encino, dans la vallée de San Fernando. L’immeuble downtown, lui, a toujours été loué à un marchand chinois, flanqué d’un bordel et d’une fumerie d’opium. L’aile qui subsiste abrite aujourd’hui le musée historique chinois.

Germain Pellissier, lui, n’a jamais vu le magnifique immeuble vert Art déco qui portait son nom lors de sa construction. Comme beaucoup, sa fortune viendra plus de l’immobilier que de l’élevage ovin. Lorsque la ville se développe à l’ouest, le long du «Miracle Mile» de Wilshire Boulevard, les 59 hectares de l’éleveur valent de l’or (même si à l’époque, une maison ne coûte que 100 à 300 dollars). En 1929, son petit-fils Henry de Roulet fait construire le Pellissier Building, qui, restauré en 1980, brille encore au coin de Wilshire et Western sous le nom du Wiltern, fameuse salle de concert où se sont produits Tom Waits, Al Green et Black Rebel Motorcycle Club. Dans la même veine rock’n’roll, plus sinistre, le Château Pyrénées, d’un autre ancien éleveur, Sylvestre Dupuy - folie béarnaise à tourelles sise en pleine campagne, à Alhambra - s’est retrouvé il y a quelques années sur les manchettes des journaux. C’est là, chez le producteur Phil Spector, qui avait racheté le gros complexe à un pornographe anglais en 1995, qu’est morte la starlette Lana Clarkson, dans l’ombre «d’un doute raisonnable», suicidée des mains du nabab. Mais il n’y avait plus de barbier français pour mener les lyncheurs.

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